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Défense et finance durable : une étrange schizophrénie

D'un côté, l'Europe tente de renforcer ses capacités de défense et de souveraineté ; de l'autre, elle affaiblit les entreprises du secteur en ne les intégrant pas dans le périmètre de la finance durable. Un incroyable paradoxe que dénonce Patrice Caine, Président-directeur général de Thales, dans une tribune publiée dans Les Echos.

Publié dans Les Echos, le 28 septembre, 2022.

Demandez aux personnes de votre entourage si elles pensent que fabriquer des armes est une activité compatible avec le développement durable : il y a fort à parier qu’elles vous diront non.

Mais posez ensuite aux mêmes personnes la question suivante : “la France et l'Europe ont-elles besoin d'une armée efficace pour préserver la liberté et la paix sur notre continent ?" - cette fois, à n’en pas douter, le oui l’emportera.

Paix et développement durable n’iraient-ils pas de pair ? Si paradoxale soit-elle, cette question trouve aujourd’hui un écho jusqu'au plus haut niveau des décideurs politiques en Europe.

En effet, d’un côté, sous la pression des tensions géopolitiques grandissantes et notamment de la guerre en Ukraine, l’Europe entreprend de renforcer ses capacités de défense et de souveraineté. De l’autre pourtant, elle tend à fragiliser ses entreprises dans ce secteur en ne les intégrant pas spontanément dans le périmètre de la finance durable.

Cette mise au ban nuit aussi au recrutement des talents

Il ne faut certainement pas sous-estimer la portée de cette exclusion : elle a des conséquences déjà significatives sur les sociétés de défense européennes. 

D’abord, elle restreint progressivement leur accès aux marchés de capitaux et en détourne les investisseurs européens au profit d’investisseurs étrangers. L’actionnariat flottant du groupe Thales a vu par exemple la part des investisseurs issus d’Europe continentale (hors France) chuter de 20% à 8% entre 2017 et 2021.

Le projet d'écolabel européen prévoit de rejeter toute société réalisant plus de 5 % de son chiffre d'affaires dans les équipements militaires. Bon nombre de financiers en ont conclu que le plus simple et le moins risqué était d'exclure la défense des fonds durables.

Ensuite, ces phénomènes affectent négativement la valorisation de ces entreprises par rapport à leurs homologues anglo-saxonnes ou asiatiques, ce qui les fragilise et entrave leur développement à terme. 

Enfin, l’impact symbolique de cette mise au ban des activités d’avenir et de haute technologie nuit à leur attractivité vis-à-vis des talents, un handicap redoutable dans un contexte de vive compétition sur le marché du recrutement. 

Les financiers obligés de se fier aux « signaux faibles »

Voilà le triple mécanisme par lequel, alors même que la guerre fait des ravages à leurs frontières, les européens sont en train d’affaiblir d’une main les moyens de défense et de souveraineté qu’ils s’efforcent de construire avec l’autre.

Comment en est-on arrivé à cette situation ubuesque ? On pourrait presque répondre que c’est par accident. 

En effet, aucune législation européenne ne bannit explicitement la défense du champ de la finance durable. L’outil de classification des activités jugées vertueuses par la Commission, la taxonomie environnementale, ne dit rien sur ce secteur. 

Aussi, les acteurs financiers doivent-ils décider eux-mêmes de l’intégration ou non des entreprises de défense dans leur portefeuilles labellisés « verts » ou « responsables ».  

Pour ce faire, ils en sont réduits à étudier les signaux faibles envoyés par l’Europe. Or, depuis plusieurs années, tout porte à croire que, tôt ou tard, l’UE finira par conclure à une incompatibilité entre industrie de défense et finance durable. Son exclusion était par exemple préconisée, jusqu’à récemment, par le groupe de travail chargé d’élaborer le second volet de la taxonomie (dit « taxonomie sociale »). C’est aussi l’orientation retenue dans le projet d’écolabel européen pour les produits financiers de détail, lequel prévoit de rejeter toute société qui réalise plus de 5% de son chiffre d’affaires dans la vente d’équipements militaires.  Forts de ces constats, bon nombre de financiers ont « logiquement » conclu que le choix le plus simple – certains diront simpliste – et le moins risqué était d’exclure la défense des fonds durables. 

Les militaires en première ligne face aux aléas climatiques

C’est ainsi que, sans l’avoir explicitement voulu et encore moins ouvertement débattu et formellement décidé, l’Europe est petit à petit en train de créer un désavantage concurrentiel pour les entreprises qui équipent ses armées. Et ce n’est pas l’aspect le moins paradoxal de cette affaire que de voir l’industrie de défense malmenée au nom de l’environnement et de considérations morales, alors même que les militaires vont être en première ligne pour faire face aux conséquences du changement climatique. On sait en effet que celui-ci va accroître la conflictualité au niveau mondial, fournir de nouveaux leviers aux groupes criminels et augmenter le nombre et l’intensité de catastrophes naturelles pour lesquelles, bien souvent, seules les armées disposent de moyens d’intervention adéquats. 

En créant un fonds de défense doté de 7 milliards d’euros, en adoptant une boussole stratégique en matière de sécurité, l’Union européenne semble pourtant avoir reconnu la nécessité de disposer de capacités de défense fortes et d’une base industrielle et technologique au meilleur niveau mondial. 

Dans le contexte que nous connaissons, il devient urgent d’être conséquent et d’affirmer sans ambiguïté que les entreprises européennes de défense seront des acteurs clés pour bâtir un avenir durable.