Aller au contenu principal

L'hybridation des réseaux de théâtres : un exemple de dualité opérationnelle

La constellation Starlink et les opérateurs mobiles commerciaux ont apporté une contribution déterminante aux forces armées ukrainiennes, avant de trouver leurs limites à l’automne 2022. Ce retour d’expérience confirme le besoin de concevoir des « réseaux » de théâtre nativement hybrides, à partir d’un socle réseau maîtrisé, sécurisé et résilient, capable d’agréger dynamiquement et simplement des ressources commerciales.

 

De nombreuses informations en source ouverte nous parviennent du théâtre ukrainien. Elles viennent nourrir, souvent confirmer et parfois infirmer nos convictions d’industriel spécialiste des communications critiques. Avec plus d’un an de recul, quels enseignements peut-on en tirer pour les systèmes de communication critiques des armées engagées dans un conflit de haute intensité ?

Utilisation de réseaux commerciaux sur le front ukrainien


Regardons les faits. Pendant les six premiers mois du conflit, les forces ukrainiennes se sont félicitées d’avoir utilisé la constellation Starlink au profit d’opérations militaires : contribution au guidage de l’artillerie par les dronistes amateurs Aerodvizdka pendant la bataille de Kiev en mars, utilisation par des forces spéciales mobiles et infiltrées dans la profondeur pendant la bataille de Kharkiv en septembre, attaque du port de Sébastopol par un drone naval en octobre, etc. : Starlink a incontestablement joué un rôle majeur.


Mais depuis octobre 2022, cette communication se fait beaucoup plus discrète. Starlink ne fonctionnerait plus en zone occupée. Ces dysfonctionnements seraient à l’origine d’opérations ukrainiennes avortées. Plusieurs explications circulent. D’une part, si le nombre de satellites d’une constellation la met hors de portée d’une attaque cinétique, ceux-ci restent fragiles à d’autres agressions, comme l’a montré la perte de 40 satellites Starlink par une tempête solaire en février 2022. Or en orbite basse, ces satellites sont des cibles faciles pour des attaques similaires depuis le sol. D’autre part, il est difficile d’empêcher son utilisation par l’ennemi. Par exemple, le 13 février 2023, un drone naval russe a attaqué le pont ukrainien de Zatoka, copiant le mode opératoire utilisé à Sébastopol. Or deux jours plus tard, Starlink annonçait avoir désactivé la fonction mobilité et affirme ne plus vouloir supporter d’opérations militaires.


Il en va de même de la connectivité 4/5G fournie par les opérateurs mobiles ukrainiens : pendant la bataille de Kiev en mars 2022, les forces des deux camps ont massivement utilisé les infrastructures encore en place, sans doute faute de dotations suffisantes en postes radio sécurisés. Nul doute que la constitution rapide de boucles WhatsApp a contribué à l’agilité des troupes engagées … puis ce dispositif a également rapidement montré ses limites, avec l’interception de nombreuses communications, la « neutralisation » de généraux russes dont la présence sur le front avait été dévoilée, ou même le bombardement en décembre d’un rassemblement de troupes russes détectées par le bornage simultané de plusieurs centaines de mobiles sur le réseau public.


Ces quelques faits permettent de tirer deux enseignements :
1) Sur les théâtres où ils sont disponibles, les réseaux commerciaux sont précieux : ils apportent un confort d’utilisation indéniable pour écouler des flux d’informations indispensables aux opérations, à un coût au Mbyte imbattable, et peuvent donc combler quelques lacunes capacitaires...
2) … mais ils restent vulnérables et sources de vulnérabilité, contrairement aux réseaux militaires résilients conçus pour gérer un certain nombre de risques de transmission.

Hybridation dynamique


L’idée est alors simple : permettre aux transmetteurs d’adapter rapidement et simplement leur socle militaire de communications sécurisées en tirant profit des réseaux commerciaux disponibles sur place, au bénéfice des opérations et selon le niveau de risque assumé par le commandement : c’est ce qu’on appelle l’hybridation des réseaux.

 


Le concept d’hybridation n’est pas en soi nouveau. Les opérations extérieures stabilisées utilisent massivement des ressources commerciales, en particulier pour des applications de type « wellfare ». Toutefois, en haute intensité, il faut pouvoir exécuter cette véritable manœuvre des réseaux dans le tempo de la mission : en quelques minutes et non plus avec plusieurs semaines ou mois de préavis.

Socle résilient, orchestrateur de la mise en réseau


Le socle doit donc être conçu pour permettre cette hybridation rapide et adaptative. On parle ici de supervision et modification dynamique des tables de routage et éléments de sécurité. Cela permet la mise en réseau effective des unités, pour leur permettre d’échanger entre elles le trafic nécessaire aux opérations.


Il s’appuie sur des solutions nativement conçues pour être rapidement déployables et sécurisées : faisceaux hertziens point à point, stations satcom utilisant des satellites souverains (Syracuse par exemple), VHF, UHF, HF, … avec une contrepartie au niveau de protection attendu : le débit. En effet, plus la qualité du canal de transmission se dégrade sous les effets du brouillage ennemi, ou même plus simplement du manque de coordination inhérent à un déploiement rapide et en mobilité constante, plus le débit écoulé diminue. C’est d’ailleurs pour pallier cette menace que les « formes d’onde » militaires sont conçues pour continuer à fonctionner avec des niveaux de bruits dépassant de plusieurs ordres de grandeur le niveau du signal, contrairement aux systèmes commerciaux optimisés d’abord pour la performance économique.


Une fois déployés, les réseaux agissent comme un véritable démultiplicateur au bénéfice de la manœuvre : en assurant la priorité aux flux de commandement, l’itinérance de données entre réseaux alliés dans un déploiement en coalition ou encore le fonctionnement optimal du cloud de défense pour assurer un déploiement rapide et maîtrisés des applications.

Reconfiguration rapide


On ajoutera un dernier élément : les infrastructures de communication sont parmi les premières cibles visées en haute intensité. Sur le théâtre ukrainien on note en source ouverte au moins 10 destructions de postes de commandement en un an. Il est donc clé d’intégrer ces équipements dans des plateformes adaptées (véhicules, shelters, colis) et de minimiser au maximum les opérations de câblage/recâblage pour pouvoir monter et disloquer rapidement le dispositif, en utilisant notamment les technologies de bulle privée 4/5G, le LiFI, des mâts télescopiques motorisés.


C’est notamment l’enjeu du programme ASTRIDE (Accès par Satellite et par TRansmission hertzienne au réseau de zone et de l’Intranet DE l’espace de bataille), qui assure aux armées françaises la capacité à commander une opération projetée en toute autonomie, aussi bien que d’assumer un rôle de nation cadre dans une coalition.
 

Auteurs : Pierre Bénard et Olivier Ondet (publication originale ici)