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« Développer des applications autour des interfaces neuronales ne peut se faire qu’en adoptant une démarche éthique irréprochable »

Technologie des plus prometteuses issue du monde des neurosciences, les interfaces neuronales directes (ou brain computer interface) connectent directement le cerveau humain à des machines. Johan de Heer, directeur Recherche, Technologie et Innovation à la Direction technique de Thales aux Pays-Bas, nous explique pourquoi le développement de cas d’usage en la matière ne peut se faire qu’avec la plus extrême des précautions.  

Thales a fait des neurosciences l’un des six domaines technologiques sur lesquels il va mettre l’accent dans les années à venir. Il s’agit là d’un champ d’investigation immense, qui englobe aussi bien la connaissance biologique du système nerveux que la chimie du cerveau ou la psychologie cognitive. Quelles technologies vous semblent prioritaires pour développer les premiers cas d’usage associés aux neurosciences ? 

Les neurosciences constituent, en effet, un champ d’exploration très vaste, dans lequel les perspectives de développement sont si nombreuses qu’on a tôt fait de s’y perdre. C’est pourquoi il est important de toujours garder en tête ce que ce secteur peut apporter à Thales en termes d’applications concrètes et de marchés.

Notre stratégie actuelle est de concentrer nos efforts spécifiquement sur les BCI (brain computer-interfaces - voir encadré 1). Nous en sommes encore aux prémices, et notre objectif principal est, pour le moment, d’identifier au sein de cet écosystème les applications les plus prometteuses, en nous appuyant sur la connaissance que possède le Groupe dans le secteur des neurosciences. Nous avons ainsi mis en place des collaborations fructueuses avec différentes universités, notamment celles de Twente aux Pays-Bas, de Laval au Canada, ou encore avec l’Institut de recherche biomédicale des armées en France.

1. Brain computer interfaces : Aussi appelés Interfaces neuronales directes (IND) en français, ces périphériques se distinguent des autres interfaces homme-machine par leur capacité à transmettre le signal électrique induit par l’activité cérébrale directement à un ordinateur, sans transformation préalable de ce signal électrique en activité psychomotrice (comme c’est le cas pour l’activité musculaire de la main sur une souris, par exemple, ou celle des muscles impliqués dans la parole pour une interface à commande vocale).Issu de travaux pionniers menés sur les singes à partir des années 1970, ce type d’interfaces permettant au cerveau de communiquer directement avec la machine a connu un essor spectaculaire depuis les années 1990, et permis l’invention aux cours des deux dernières décennies d’une grande variété de prothèses, allant des implants rétiniens ou cochléaires - utilisés, respectivement, pour les personnes malvoyantes et malentendantes - aux différentes prothèses robotiques capables d’émuler le fonctionnement du système nerveux, et donc de restaurer des fonctions motrices chez une personne paraplégique par exemple.

L’émergence d’applications concrètes et industrialisables autour des BCI chez Thales semble donc encore lointaine… 

Il est vrai que parmi les six grands domaines technologiques identifiés par Thales comme stratégiques, certains sont beaucoup plus “matures” que ne le sont pour le moment les BCI. Cela vient notamment du fait que ces dernières n’ont pas été fortement investies par le monde industriel, car jugées trop futuristes... Un peu comme si elles appartenaient à un univers de science-fiction, ce qui les empêcherait de trouver un ancrage dans le réel.  

Et pourtant, si l’on regarde attentivement toutes les initiatives nées ces dernières années dans l’univers des interfaces neuronales, force est de constater que, toutes futuristes qu’elles puissent paraître, ces dernières ont déjà permis de développer un certain nombre d’applications bien réelles, en particulier dans le domaine médical.

Je pense notamment aux nombreux progrès qu’a permis la stimulation cérébrale profonde (voir encadré 2). Pour certains patients souffrant de tremblements d’origine neurologique, et si intenses qu’ils peuvent les empêcher de tenir une tasse de thé, l’implantation d’électrodes activables d’un simple clic sur un téléphone portable permet d’arrêter net les spasmes et d’augmenter considérablement leur qualité de vie.

2. La stimulation cérébrale profonde ou DBS, pour Deep brain stimulation. Il s’agit d’une opération de chirurgie invasive, consistant en l’implantation d’électrodes dans le cerveau, qui permettent de délivrer un courant électrique de faible intensité dans certaines zones de cet organe. Ce traitement a déjà fait ses preuves pour certains troubles neurologiques comme ceux associés à la maladie de Parkinson, les tremblements, ou encore les dystonies.

Prenons le cas d’un autre patient, victime cette fois de paralysie générale, et ayant perdu tout moyen de communication avec le monde extérieur.

La possibilité offerte par certaines interfaces neuronales de communiquer directement avec le cerveau de ces patients est porteuse de grands espoirs : ils peuvent, par exemple, allumer les lumières d’une pièce, changer de chaîne de télévision et même épeler des lettres, des mots, voire des phrases. Et tenter d’offrir une réponse thérapeutique adaptée. C’est une planche de salut qui n’existait pas il y a encore quelques années !  Certes, le monde des BCI en est encore au stade de l’enfance. Mais il porte déjà en lui tous les germes qui en feront potentiellement un “game changer

Il y a encore beaucoup de recherches fondamentales à faire sur nos fonctionnalités cérébrales avant de développer des applications destinées à en tirer parti. Mais le potentiel est extraordinaire !

Ce changement de paradigme que pourraient engendrer les BCI semble d’abord s’appliquer au milieu médical. Peut-on imaginer qu’il ait aussi des répercussions dans d’autres domaines ? 

Si l’on reprend l’exemple de la stimulation cérébrale, il existe évidemment un fossé entre le fait d’utiliser ce genre de technologies à des fins thérapeutiques, et ce qu’impliquerait un usage dans le monde professionnel, où le but serait, par exemple, d’optimiser la cognition humaine. Il y a encore énormément de choses à prouver en la matière, sans même parler des problèmes éthiques que de tels usages pourraient soulever.

Rien n’empêche pourtant de se demander s’il n’y aurait pas certains avantages à utiliser la stimulation cérébrale sur un opérateur intervenant dans un environnement de type “command and control”, ou pourquoi pas, sur un pilote d’avion. D’ailleurs, il existe d’ores et déjà un certain nombre de recherches qui tentent de déterminer si de tels usages sont compatibles avec des environnements complexes.

Ces réflexions ne sont pas si loin d’usages concrets sur lesquels nous travaillons chez Thales. Dans le cadre du projet EPIIC (voir encadré 3), notamment, nous cherchons à intégrer certaines technologies de pointe issues du monde des neurosciences, afin de mesurer l’activité cérébrale et certaines constantes biologiques et physiologiques (niveau de saturation du sang en oxygène, rythme cardiaque…) dans le but de réduire le stress, la fatigue, ou les risques d’hypoxie, et d’optimiser, par conséquence, la charge de travail.

3. EPIIC : Piloté par Thales et financé par le Fonds européen de défense, le projet EPIIC (pour Enhanced Pilot Interfaces & Interactions for fighters Cockpit) vise à évaluer différentes technologies, relevant notamment des nouvelles interfaces homme-machine, afin de les intégrer dans les cockpits des futurs avions de chasse.

Plusieurs études récentes ont montré que lorsque certains de ces facteurs n’étaient pas maintenus à un niveau optimal, les performances se mettaient à baisser, en même temps qu’augmentait le risque d’erreurs. Ce n’est évidemment pas souhaitable, a fortiori dans des environnements critiques où il est capital que le facteur humain soit au maximum de sa performance pour éviter toute défaillance.

L’intégration de ce genre de technologies s’appuyant sur des données cérébrales va être amenée à se généraliser dans les prochaines années… A condition toutefois que leur utilisabilité s’améliore. C’est là un point capital.

Nous travaillons, par exemple, avec l’entreprise Conscious Lab, basée à Paris, qui développe des capteurs cérébraux intégrés à des casques. Mais lorsque l’on porte ces casques sur les oreilles pendant plusieurs heures, on finit par ressentir des effets désagréables.

Avant que des objets de ce type puissent se généraliser, il va donc falloir améliorer leur confort. Cela prendra un peu de temps, mais quand l’on regarde la façon dont les “smart watches”, qui embarquent pourtant de nombreux capteurs biologiques, sont devenus en l’espace de quelques années des objets du quotidien, il y a de bonnes raisons de penser que les BCI constitueront la prochaine étape.

Thales s’est toujours démarqué par sa capacité à déployer des innovations technologiques dans des environnements critiques. Pensez-vous que les interfaces neuronales seront un jour suffisamment fiables pour être compatibles avec les exigences particulières de tels milieux ?

Permettez-moi de répondre par un exemple. Un signal visuel met quelques secondes pour atteindre votre conscience, qui se met alors à traiter l’information pour la porter à votre attention. Mais il ne faut que quelques millisecondes pour que votre cerveau soit déjà au courant de ce que vous ne savez pas encore.

On pourrait imaginer que cette activité cérébrale précédant la prise de conscience puisse être captée par une interface neuronale pour suggérer une action le plus rapidement possible. Il y aurait là des possibilités très intéressantes pour assister et accélérer le processus de prise de décision notamment dans le cadre de systèmes critiques où ce gain de temps peut être crucial. Mais il s’agit là de simples pistes, qui nécessitent d’abord d’accroître nos connaissances sur les capacités cérébrales de l’homme.

Le fonctionnement de notre cerveau reste à bien des égards un mystère. Nous ne comprenons pas tout, ce qui explique notre curiosité, nous ne maîtrisons pas tous les leviers qui permettent une prise de décision dynamique…

Il y a encore beaucoup de recherches fondamentales à faire sur nos fonctionnalités cérébrales avant de développer des applications destinées à en tirer parti. Mais le potentiel est extraordinaire !

Un autre frein à la démocratisation des BCI est la crainte d’une utilisation mal contrôlée de ces technologies qui ont un lien direct avec ce que nous avons de plus intime: notre cerveau. Est-il seulement possible d’imaginer un cadre éthique suffisamment réglementé pour permettre un jour une généralisation de l’usage des interfaces cérébrales ? 

C’est là la grande question. D’autant que cette crainte est, à bien des égards, fondée. Imaginons que l’on sache, en contrôlant des paramètres comme le niveau d’attention, la perception, le processus de prise de décision, influencer le cerveau de quelqu’un, le pousser intentionnellement dans une direction. Ce qu’on aurait alors entre les mains s’apparenterait ni plus ni moins à une arme neurologique.

Mais au-delà de ces usages radicaux des neurosciences, le problème que soulève les BCI à plus grande échelle est celui de ce que l’on commence à appeler les “neurodroits” (voir encadré 4). A partir du moment où des technologies envisagent de collecter des données émanant de nos cerveaux, toute une série de questions se pose sur un des sujets les plus sensibles qui soient : notre intégrité cérébrale.

Qui est le propriétaire de nos données cérébrales ? Qui a le droit de les utiliser ? A-t-on besoin de donner son consentement pour permettre l’accès à ces informations ? Une entreprise peut-elle avoir le droit d’y accéder pour modifier, par exemple, votre charge de travail en fonction de vos données individuelles, et quand bien même cela serait dans votre intérêt ?

4. Les neurodroits : Cette notion (neurorights, en anglais) a émergé dans le débat mondial ces dernières années comme une composante à part entière des réflexions sur la bioéthique. Elle vise à réguler les usages des neurotechnologies, en leur donnant un cadre juridique.

On voit bien que tout cela touche à des aspects fondamentaux de la personne humaine. Face à des technologies qui évoluent aussi rapidement, il est nécessaire que l’encadrement légal suive. Et dans le cadre des BCI TrUE, il s’agit de considérations qu’il faut prendre en compte dès le début.

C’est pourquoi je rappelle systématiquement que le respect de l’éthique est une condition sine qua non de tout projet impliquant des interfaces neuronales. C’est face à ce genre de sujet que la démarche de “conception éthique” (ethical design) dans laquelle nous sommes engagés, prend tout son sens.

A l’échelle européenne, les lois qui encadreront l’intelligence artificielle afin de rendre celle-ci responsable et de confiance sont en cours de déploiement , Thales ayant joué un rôle majeur dans les débats. Il y a fort à parier que, dans un avenir proche, la même démarche sera lancée pour développer un cadre éthique pour les BCI.