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La marine de défense face à des enjeux technologiques inédits

Tensions géopolitiques, pression sur les ressources halieutiques, enjeux énergétiques… L’espace maritime se trouve aujourd’hui au carrefour d’enjeux majeurs, avec pour corollaire des investissements et une transformation sans précédent des flottes militaires. Le vice-amiral d’escadre Eric Chaperon, conseiller défense marine de Thales, nous explique à quoi ressemblera la marine de demain. 

Il semble qu’on assiste à un réarmement mondial dans le domaine naval. A quoi est-il dû ?

Il faut, avant tout, avoir à l’esprit trois chiffres qui traduisent l’importance stratégique de l’espace maritime : 3 milliards d’êtres humains dépendent de la mer pour leur alimentation1  ; 90 % du transport de marchandises transitent par la mer2 ; 99 % des communications mondiales passent par des câbles sous-marins3.

Or, il ne vous aura pas échappé que nous vivons un moment de recrudescence des tensions géopolitiques. Avec, en particulier, la rivalité sino-américaine qui se déploie notamment dans le domaine naval, les troubles au Moyen-Orient, la tension entre l’OTAN et la Russie et les ambitions affichées par certains pays comme la Turquie. 

Ensuite, nous anticipons une augmentation de la pression sur les ressources marines : ressources halieutiques, énergétiques avec les hydrocarbures, l’offshore et, enfin, minérales. Une pression aggravée par le dérèglement climatique. Autant de raisons pour lesquelles la mer va revenir au centre de toutes les attentions. 

Loin d’être calme, la mer redevient une zone de frictions et de démonstrations de puissance, avec un risque de plus en plus élevé d’affrontements de haute intensité. 

Concrètement, comment se traduit ce réarmement généralisé ?

Par des investissements d’une ampleur inédite, au moins depuis la guerre froide. Imaginez que la Chine, en quatre ans seulement, a mis à l’eau un tonnage équivalent à celui de la marine française4. C’est l’exemple le plus spectaculaire mais bien d’autres pays, petits et grands, investissent massivement.

Parallèlement à cette course au format, une compétition technologique intense s’est engagée pour accroître la valeur militaire des unités et surpasser celle des adversaires. Supériorité opérationnelle et supériorité technologique seront de plus en plus liées dans l’avenir, ce qui implique une transformation profonde des forces navales.

Pouvez-vous nous indiquer les grands axes de cette transformation ? 

J’en vois trois essentielles que je résumerai ainsi : drones, donnée et quantique.

Commençons par les drones. Ils vont se multiplier dans tous les milieux, c’est une certitude, et nous assisterons un jour ou l’autre à des combats « drones contre drones, essaims contre essaims ». Ce n’est pas de la science-fiction. C’est une réalité qui se construit devant nous et les doctrines navales vont en être profondément impactées. 

Les seuils d’engagement s’en trouveront diminués, notamment parce que détruire des drones, ce n’est pas la même chose que détruire des véhicules habités, et que cela ne débouche pas forcément sur un conflit ouvert. 

Par ailleurs, les drones vont souvent opérer dans des zones grises, à mi-chemin entre le militaire et le non militaire, favorisant ainsi les stratégies asymétriques et hybrides. Pour ne prendre qu’un exemple, n’oublions pas qu’avec un drone à 5 000 euros, n’importe quel groupe criminel peut, du moins en théorie, infliger des millions d’euros de dégâts à un bâtiment de guerre. 

Enfin, dernière nouveauté, il est très probable que des drones seront utilisés pour des opérations d’espionnage ou de sabotage de câbles sous-marins, faisant des fonds marins un nouveau domaine de lutte : le Seabed Warfare

Supériorité opérationnelle et supériorité technologique seront de plus en plus liées dans la marine de demain.

Comment répondre à ces nouvelles menaces ? 

La lutte anti-drone soulève des difficultés très spécifiques, en particulier celle de la détection et de l’identification d’engins de plus en plus divers et miniaturisés. Ensuite, comment les neutraliser ? Avec un missile ? Pas toujours faisable, vous l’imaginez bien, surtout si le drone se trouve à proximité d’un port ou d’un lieu habité. Sans compter qu’utiliser un missile d’1 million d’euros contre une cible de quelques milliers ou dizaines de milliers d’euros soulève un vrai problème économique. 

Donc, il est probable que l’on aura recours à des réponses diverses : des armes à énergies dirigées comme des lasers ou des micro-ondes à forte puissance dans certains cas, et dans d’autres, à des systèmes d’interception physique. Ce qui est sûr c’est que la réactivité et la capacité d’innovation vont être cruciales pour faire face à une menace qui progresse à un rythme très élevé sous l’eau, à la surface et dans les airs.

Mais les drones sont aussi utiles à nos propres forces…

En effet. Nous allons pouvoir nous en servir pour explorer des zones contrôlées par l’adversaire, dans le cadre de la lutte anti-mines, par exemple, ainsi que pour des missions de surveillance discrète ou de recueil de données. Ou encore pour assurer la surveillance maritime de nos propres espaces de souveraineté et soulager les équipages qui pourront, dès lors, se concentrer sur les missions à forte valeur ajoutée.

Mais pour bénéficier de ces atouts, il faut surmonter certains obstacles, économiques d’une part, car les drones sophistiqués coûtent cher, éthiques et réglementaires, d’autre part : quel degré d’autonomie doit-on laisser à ces engins ? Comment s’assurer qu’on en gardera toujours la maîtrise ? Ce ne sont pas des questions simples.

Venons-en au deuxième axe de transformation : la donnée et son traitement… 

L’ensemble des senseurs modernes, radars, sonars, etc. génèrent une énorme quantité de données. L’enjeu va donc être notre capacité à extraire de cette masse de données les informations utiles. Cela ne pourra se faire qu’en ayant recours à l’intelligence artificielle. 

La marine, comme les autres armées du reste, va devoir être capable d’intégrer, en temps réel, des données issues de tous les capteurs mobilisés sur le théâtre d’opérations. Les différents senseurs et effecteurs devront communiquer entre eux, en temps réel, de façon à garantir le fonctionnement de la chaîne de détection et de traitement. Et cela, dans des délais très réduits, face à une menace de plus en plus rapide - je pense aux drones et, surtout, à ces missiles dits hypersoniques, capables de parcourir plus de 3 kilomètres à la seconde ! La vitesse de détection et de traitement sera un enjeu vital. C’est ce que l’on appelle le combat collaboratif.

Maîtriser la donnée est un enjeu majeur pour la marine. C’est pourquoi, par exemple, la marine française s’est dotée, à Toulon, d’un centre de gestion de la donnée (CSD-M) et s’apprête à mettre sur pied, à Brest, un centre d’intelligence artificielle. Thales est au cœur de ces deux démarches.

Dernier axe de transformation que vous évoquiez, le quantique. En quoi va-t-il changer la donne ?

La seconde révolution quantique constitue une rupture majeure, y compris dans le domaine naval. D’abord avec les ordinateurs quantiques qui apporteront des capacités de calcul démultipliées par rapport aux capacités actuelles. 

Mais les technologies quantiques vont surtout nous permettre de développer des antennes extrêmement miniaturisées et d’une sensibilité qui sera multipliée par un facteur de 1 à 1000. C’est une transformation radicale car ce type de capteurs pourra être emporté beaucoup plus facilement, avec des performances beaucoup plus élevées, démultipliant ainsi nos capacités de détection. 

Les technologies quantiques vont aussi avoir un impact sur nos systèmes de navigation. Grâce à une nouvelle génération de centrales inertielles. Les navires et même les sous-marins de demain vont pouvoir naviguer avec une très grande précision, de façon autonome. Ils n’auront plus besoin de recalage de navigation et, surtout, ils ne dépendront plus d’un signal GPS. Enfin, le quantique va avoir un impact majeur sur la cryptologie en offrant la possibilité de créer des communications inviolables. 

Cette transformation des forces navales va nécessiter des investissements significatifs. Outre les défis technologiques et économiques, en voyez-vous d’autres à relever ?

Oui, j’en citerai deux.

D’abord, celui du rythme de cette transformation. Il va falloir concilier les cycles longs du développement des plateformes avec les cycles courts de l’innovation dans les équipements, et avec les cycles, encore plus courts, des évolutions dans le software. On ne pourra plus se contenter de mises à jour tous les vingt ou trente ans ! 

Ensuite le défi de la résilience pour lequel nous autres industriels avons un rôle majeur à jouer. Notamment pour doter les opérateurs d’équipements simples d’emploi et capables de fonctionner en mode dégradé en cas de besoin. Ce qui implique pour nos ingénieurs d’effectuer un travail particulier sur les interfaces hommes-machines (IHM) afin de s’assurer que les opérateurs exploitent bien la totalité du potentiel de leurs équipements et non une partie, comme c’est trop le cas aujourd’hui. 

Performance et simplicité de mise en œuvre doivent aller de pair. Le fonctionnement en mode dégradé est un défi considérable dans un environnement de plus en plus numérique nativement peu à même d’encaisser les coups. Cela passe là aussi par le renforcement de la capacité des équipages à maîtriser leurs équipements mais aussi par un soutien industriel à distance au travers de hot lines.

La marine et l’industrie navale ont de plus en plus destin lié et vont devoir collaborer plus étroitement que jamais. Dans un contexte de profonds changements technologiques mais également de tension budgétaire qui limite la capacité de la marine à augmenter son format, nous devons l’aider à rehausser la valeur militaire de ses unités.  Ce qui implique de renforcer le dialogue entre industriels, clients et utilisateurs afin de mieux faire converger les progrès technologiques et les concepts tactiques dans une démarche d’innovation partagée. 

De par l’ampleur de son portefeuille de produits et son engagement dans tous les milieux, Thales a un rôle particulier à jouer en la matière.

1 Sustainable Seafood | WWF

2 Ocean shipping and shipbuilding - OECD

3 Stratégie maritime – Le réseau mondial de câbles sous-marins : une toile dans la Toile

4 La Chine consolide sa position de seconde flotte mondiale | Mer et Marine